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  • Photo du rédacteurPaloma de Boismorel

Et si on faisait la paix?

La guerre des opinions a toujours existé mais elle est aujourd’hui infectée par de nouvelles formes d’agressivité.

Plus difficile à éradiquer que le COVID, elles n’ont pas besoin de contact pour se transmettre et se propagent rapidement sur les réseaux sociaux. Afin d’empêcher que leurs effets ne ravagent nos tables de fêtes (et nos démocraties), voici quelques informations sur leurs modes de contamination préférés.

Une fièvre étrange et étrangère

C’est en lisant les articles et les publications de certaines féministes sur les réseaux sociaux que le malaise a commencé à pointer. D’abord parce qu’il y était plus souvent question d’indignation (voire d’interdiction) que de libération. Ensuite parce que quelques uns de ses textes semblaient écrits sous le feu d’une fièvre étrange et étrangère. J’ai beau être une femme et considérer qu’il y a encore du boulot pour changer certaines mentalités et atteindre l’égalité sur le terrain, je ne me reconnaissais pas dans cette pauvre petite chose systématiquement persécutée par la société, mais surtout, je ne voyais pas très bien comment le monde de demain aurait pu être plus souriant pour nous les femmes si entretemps on avait bâillonné et déclaré la guerre à l’autre moitié de l’humanité (les hommes).

Et puis en me baladant sur Facebook, Twitter et même sur Instagram (le temple de la beauté et de la bienveillance), je me suis rendue compte que toutes les causes sociales, politiques et écologiques du moment déployaient la même violence. Après tout, il s’agit d’une façon assez traditionnelle de militer, ai-je essayé de me persuader. Les grandes causes, me disais-je ont souvent été portées par des extrémistes car ce sont les seuls que l’on puisse entendre dans la cacophonie du monde. Sauf qu’en y regardant de plus près, il fallait bien constater que ces prises de position extrêmes et ces dénonciations parfois douteuses ne concernaient pas quelques activistes déchainés mais étaient à chaque fois abondamment partagées, commentées et likées par des milliers d’internautes. A croire que la société était subitement devenue plus injuste et plus inégalitaire pour tout le monde en même temps. Après ce qu’on avait connu les siècles précédents (esclavagisme, guerres mondiales, déportations, régimes totalitaires...), j’avais quand même un doute.

Identité-prison ?

Et puis je suis tombée sur Génération offensée (éd. Grasset), le livre de Caroline Fourest. Inutile de dire que le titre m’a immédiatement parlé. Le parcours de l’auteure aussi. Militante féministe et antiraciste de gauche ayant notamment défendu les droits des homosexuels, personne ne peut accuser Caroline Fourest de fascisme, de racisme ou même de conservatisme. Il suffit de lire sa bibliographie pour comprendre qu’on est loin du concept du « vieux mâle blanc dominant » ou du « c’était mieux avant ». Je précise au passage que je n’ai rien personnellement contre les hommes blancs de plus de quarante ans qui, selon moi, ont droit aussi de donner leur avis (pour information, ça s’appelle la liberté d’expression).

D’après la journaliste, l’un des problèmes du débat actuel viendrait justement d’une focalisation malsaine sur l’identité. Abandonnant l’idéal exigeant de l’universalisme qui réclamait pour tous la fin des discriminations, les militants 2.0 ont remplacé le droit à l’indifférence par un droit à la différence qui « au lieu d’effacer les stéréotypes, les conforte et finit par mettre les identités en concurrence ». Cette évolution identitaire directement importée des Etats-Unis proviendrait notamment d’un héritage (mal digéré) de la French Theory qui avait séduit les campus américain dans les années 70. Mettre en avant l’identité, c’est condamner certains à y rester enfermés (la porte de l’autodétermination reste verrouillée) et c’est permettre à d’autres de s’y retrancher pour fuir un monde extérieur qu’ils finissent par diaboliser.

Pas touche à mes tresses

L’une des conséquences les plus inquiétantes de cette communautarisation de l’espace public est le développement de nouvelles formes d’intolérance. Certaines accusations en appropriation culturelle l’illustrent de façon frappante. Selon Caroline Fourest qui analyse dans son livre quelques cas intéressants, leur nombre ne cesse de grandir et les prétextes sont de plus en plus délirants. « On s’insurge contre Rihanna pour des tresses dites « africaines ». On appelle à boycotter Jamie Oliver pour un « riz jamaïcain ». Au Canada, des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas « s’approprier » la culture indienne. Sur les campus américains, des étudiants traquent les menus asiatiques dans les cantines. Quand ils ne refusent pas d’étudier les grandes œuvres classiques comportant des passages « offensants »». Cette phobie du mélange culturel s’appuie à la fois sur un appel à la censure, facilité par les réseaux sociaux, et sur l’émergence d’une figure inédite de l’héroïsme : la victime. Deux phénomènes que la journaliste ne manque pas de lier avec justesse. « La génération actuelle se construit principalement en imitant ceux qui lynchent les autres sur Internet. Avec d’autant plus d’élan qu’intégrer une meute protège. Avec d’autant d’entrain qu’il suffit de se dire « offensé » ou « victime » pour attirer l’attention. D’une étincelle, d’un seul post hurlant à l’appropriation culturelle, pour se faire des amis et se trouver au cœur de l’actualité. Peu importe le nombre de loups, puisque la légitimité vient du statut de victime. Rien n’est plus glorieux que d’être le « pot de terre » contre le « pot de fer » ».

L’union fait-elle toujours la force?

L’intersectionnalité prônée aujourd’hui par beaucoup de féministes et d’antiracistes pourrait apparaître au premier abord comme un remède à la ghettoïsation des minorités et de leurs revendications. L’idée initiale est en effet d’unir la cause des femmes et celle des « racisés » pour être plus fort face à l’oppression. Outre que le terme « racisé » est une entrave à la possibilité même de l’émancipation chez les sujets concernés (intériorisation du statut de victime), cette nouvelle union débouche malheureusement sur des arbitrages souvent contre-productifs, voire carrément révoltants. Comme le souligne Caroline Fourest à partir d’exemples précis, « la question n’est plus de savoir si un homme dominant viole une femme. Mais si cet homme appartient à une minorité culturelle ou non. Si c’est le cas, le fait de prendre sa défense en tant que minoritaire prime sur la dénonciation du viol. ». Au lieu de permettre un argumentaire plus efficace, l’intersectionnalité brouille le message et élargit sans cesse le spectre des ennemis et des censures. Mais comment en est-on arrivé à un tel niveau d’aveuglement? Pourquoi des causes aussi justes que l’égalité sont-elles aujourd’hui si facilement dévoyées et déformées par la haine de tous contre tous ?

Les racines du mal

La lecture du dernier livre de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer (éd. Gallimard) a achevé de m’ouvrir les yeux sur l’ampleur du malaise. En introduisant le concept de ressentiment, cette philosophe et psychanalyste apporte un éclairage plus large sur la question. Le ressentiment, on sait tous à peu près ce que c’est, c’est cette colère sourde jamais digérée qui n’en finit pas de déborder. Il peut naître de souffrances diverses ou des simples frustrations que le réel nous impose sans cesse. Autant dire que chacun de nous y est confronté dès l’enfance. Selon Cynthia Fleury, notre aptitude au bonheur, à la liberté mais aussi au discernement, tient dans notre capacité à tenir ce ressentiment à distance. A l’inverse, se laisser glisser dans la pente de la rancoeur et de la rumination représente un danger à la fois individuel et collectif. Individuel parce que « plus le ressentiment gagne en profondeur, plus la personne est impactée en son sein, en son cœur, moins sa capacité d’agir se maintient, et la créativité de son expression s’affaiblit. Cela ronge » jusqu’à « l’avilissement » avec à l’horizon le rejet même de l’idée de réparation. Collectif parce que le ressentiment produit « une faiblesse d’âme, qui va très vite avoir besoin d’un assentiment de la masse pour se sentir légitime ». Et c’est là qu’intervient le rôle actuel des réseaux sociaux où « l’homme du ressentiment va vomir sa haine de l’autre » de façon anonyme et unilatérale. Comme le résume l’auteure, « le ressentiment est ainsi un principe d’autoconservation, à moindre coût : la « faiblesse d’âme » sur laquelle il repose demande au sujet peu d’efforts, une complaisance victimaire ». Pas la peine de désigner le voisin, la psychanalyste insiste sur la menace permanente que représente ce mécanisme dans la vie de chacun au travers de délires paranoïaques divers.

Un symptôme démocratique

Et si la vague ressentimiste s’abat sur nous aujourd’hui plus violemment qu’hier c’est parce qu’elle est inhérente à l’évolution de nos démocraties fait-elle remarquer en citant Tocqueville. « La moindre inégalité blesse l’œil, avait-il dit, et l’insatiabilité de l’individu, en termes d’égalitarisme, est dévastatrice. Déjà il nommait ce mal de la mélancolie au sein de l’abondance ». Outre cette dérive démocratique, il faut bien reconnaître, et Cynthia Fleury le fait volontiers, que les raisons objectives du ressentiment ne manquent pas aujourd’hui : incertitudes économiques, pandémie planétaire, flux migratoires grandissants, désastres écologiques... Face à ces défis, les tentations du repli et de la colère sont immenses et les conséquences à long terme sont bel et bien la disparition de la démocratie. Les leaders fascistes et populistes ne débarquent pas tout droit de l’enfer mais naissent du poison des amertumes conjuguées.

La culture comme remède suprême

Pour désamorcer cette spirale infernale, il faut désamorcer ce qui se joue au cœur du ressentiment, c’est-à-dire le manque de reconnaissance. Pour la philosophe, la reconnaissance, même quand elle est impossible dans les faits, est accessible à chacun au travers de la culture et de la sublimation qu’elle nous promet toujours. « Il y a la vie littéraire, il y a la lecture pour être reconnu, il y a les arts pour être reconnu, ne serait-ce que par le sentiment esthétique. L’expérience de la beauté est une éthique de la reconnaissance qui ne dit pas son nom. » Et quand on cherche vainement dans son coin à convaincre les gens de lire ou d’entrer dans un musée, la réponse de Cynthia Fleury illumine tout à coup le débat : « la culture est moins l’interdit du meurtre du frère que les ressources existentielles offertes à l’homme pour résister à l’abyssal de son désir. »

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