La série Bridgerton a fait fureur cet hiver. Devenue en un mois la série la plus regardée sur Netflix avec plus de 82 millions de vues, elle a sauvé en particulier les anglais (mais beaucoup d’autres aussi) d’un hiver en huis clos. Lancée le jour de Noël, moins d’une semaine après l’annonce par Boris Johnson d’un confinement qui menaçait bien d’être ad vitam eternam, elle a été un lieu d’évasion pour grand nombre d’entre nous.
Après un an de restrictions sanitaires, on comprend pourquoi. Les bals et les tenues, les rencontres et les intrigues rappelaient que nous aussi, avant, on se faisait belles et beaux et que nous aussi, avant, nous connaissions cette chose aujourd’hui disparue que nous appelions une “vie sociale”. Shonda Rhimes, la célèbre écrivaine et productrice américaine, en a fait un spectacle de couleurs et de luxe et un mélange d’époques rappelant la Marie Antoinette de Sofia Coppola. Bien sûr, les fans de l’époque de la Régence en Grande-Bretagne y trouveront à redire: historiquement douteuse, factuellement inexacte, la série a été critiquée comme étant une version hollywoodienne d’une époque historique anglaise retenue surtout pour sa grandeur et sa pompe.
Ce qu’on en retiendra, c’est qu’une série télévisée reflète son époque. Ici, on retrouve par exemple les préoccupations sociales autour de Black Lives Matter, avec un casting voulu mixte (réussi ou non, c’est un autre débat…). On perçoit un immense appétit pour l’abondance et le luxe, avec le choix de tenues et de bijoux extravagants et l’exclusion sociale de ceux qui ne peuvent pas suivre financièrement. On passera sur l’intérêt peu subtil pour le sexe et la question de s’il est révélateur ou non de notre époque. Ce qui me pousse à vous proposer une lecture pour compléter cette série, c’est l’absence de profondeur et de complexité des personnages. Les vertueux sont parfaitement sages, les niais sont tout à fait nigauds et si le Duc de Hastings a une relation tumultueuse avec son père, on ne peut pas dire que sa psychologie soit particulièrement développée.
C’est une série télévisée, me direz-vous, il s’agit de faire rêver, et pas d’imiter la réalité. Peut-être, mais de mon côté j’ai bien plus rêvé en lisant Orgueil et Préjugés à l’âge de 16 ans (et en le relisant pour cet article à un âge que je ne partagerai pas ici) qu’en regardant Bridgerton. Si l’héroïne du roman de Jane Austen, Elizabeth Bennett, semble aujourd’hui peut-être un brin désuète et rabat-joie, c’est justement que les préoccupations de l’époque ne sont plus mêmes. Ce qui n’a pas changé, me semble-t-il, ce sont les émotions humaines, et Jane Austen les décrit avec une habileté remarquable. La tendance que nous avons tous à nous fier aux apparences, les jugements un peu trop rapides que nous émettons volontiers et l’embarrassement dans lequel nous nous trouvons lorsque nous découvrons nos erreurs de jugement — voilà des faux pas dont j’aimerais bien savoir comment les autres s’en démêlent. Jane Austen se fait justement un plaisir de décortiquer ce genre de situations avec un humour et une maîtrise de la langue réjouissants. L’analyse psychologique des personnages reste d’actualité — on a tous une amie fêtarde et insouciante comme Lydia, une grande-tante tyrannique comme Lady Catherine de Bourgh, ou une amie d’enfance fiable et fidèle comme Charlotte Lucas — et leur capacité à rebondir est salvatrice, parce qu’elle montre qu’il est possible de ne pas rester enfermé dans une seule façon d’être.
Je ne vous raconte pas l’histoire, c’est à peu de choses près la même que celle de Bridgerton (l’option “Gossip Girl” en moins), mais elle est créée de toutes pièces par une auteure qui se cachait pour écrire, les femmes de son époque n’ayant pas le droit de le faire, ou étant dénigrées pour leurs écrits “intimistes” ou “féminins” (apparemment c’était une insulte). Ce n’est qu’en lisant Virginia Woolf que je me suis rendue compte de la force d’esprit de Jane Austen, qui n’a jamais reçu aucun encouragement pour son écriture mais a quand même composé trois romans devenus aujourd’hui des classiques. Si La Chronique des Bridgerton est une série distrayante (ne vous y trompez pas, je l’ai regardée du début à la fin), le roman de Jane Austen Orgueil et préjugés, est inspirant, drôle et très habile.
Orgueil et préjugés, Jane Austen, poche, 384 pages.
Comments