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Photo du rédacteurMadeleine Nosworthy

L'episode bonus du Jeu de la dame

Il y a quelques semaines, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit vouloir apprendre à jouer aux échecs. Elle avait vu Le Jeu de la dame et les échecs lui avaient paru être un passe-temps captivant. On a parlé de la série et j’ai évité de lui répondre qu’il me semblait que pour une grande majorité des gens, les échecs ne sont pas si palpitants que ça.


Vous y jouez souvent, vous? De mon côté, je n’ai rien contre une bonne partie, mais objectivement il n’y a qu’une petite minorité des résidents de cette jolie planète qui perdent leur sommeil pour un jeu, et un plus petit nombre encore qui deviennent des joueurs professionnels. Il faut une intelligence abstraite particulière pour projeter les coups de l’adversaire à l’avance, et une prédisposition à vouloir gagner pour s’obstiner à jouer.



Photo de Beth Harmon (héroïne de Jeu de la Dame) en sous-vêtements sur son canapé, fumant une cigarette avec une bière à la main et un jeu d'échec posé sur la table devant elle
The Queen's Gambit (Netflix)


Il me semble que l’intérêt de la série réside plutôt dans l’analyse psychologique de Beth Harmon et des autres joueurs, dans la façon dont ils tâchent de conjuguer leur obsession dévorante et la “vraie” vie. Si les joueurs d’échec obsessionnels ne font pas foule, ils sont en tous cas passionnants à observer et à écouter, comme le montre la série de Scott Frank et Alan Scott. Et comme le montre aussi Stefan Zweig, dans Le joueur d’échecs.


La force de la littérature

Cette nouvelle d’une centaine de pages raconte un voyage sur un paquebot, lors duquel un champion d’échecs affronte un ancien prisonnier des nazis dans leur jeu de prédilection. L’ancien prisonnier, Maître B., a passé plusieurs mois en solitaire, avec pour seule distraction un livre sur les échecs volé à l’un de ses interrogateurs. Son obsession devient totale et dévorante, à tel point que lorsqu’il en sort, il se promet de ne plus jamais jouer. Jusqu’à cette rencontre sur un paquebot, où se joue en réalité sa santé mentale.


De la même manière que Beth Harmon visualise des jeux sur le plafond, Maître B. joue contre lui-même. Comme Beth voit une dame, un roi ou un fou en tout objet, Maître B. construit des pièces avec ses rations de pain. Mais alors que le spectateur doit deviner les sentiments qui se déchaînent derrière le visage impénétrable de Beth Harmond, les mots de Zweig décrivent avec justesse l'impasse psychologique qui se cache derrière cette obsession. Il analyse les facultés mentales des joueurs d’échecs, observe leurs aptitudes et décrit leur absolutisme de façon à les rendre proches du lecteur.


“Pour les vrais joueurs, il ne s’agit pas d’un jeu, mais de la chose la plus sérieuse du monde.”

Fiction ou réalité?

Zweig inscrit sa narration dans le contexte historique de son époque: le nazisme. Les parallèles entre le jeu, qui représente un monde en noir et blanc où la hiérarchie est stricte et les règles incontournables, et le pouvoir autoritaire du IIIème Reich sont immanquables. Les conséquences du jeu sont tout aussi lourdes pour Maître B. que son emprisonnement.


Si Beth Harmond est un personnage fictif, et si l’époque dans laquelle elle évolue importe moins dans la série (sauf pour les tenues vintage et colorées de l’héroïne), une imprécision historique me turlupine. La joueuse soviétique Nona Gaprindashvili, mentionnée rapidement lors d’un voyage de Harmon en URSS, est bien réelle: géorgienne, elle est devenue la première femme à obtenir le titre de “Grand maître international” — et elle a en réalité fait face à bien des joueurs masculins, contrairement aux propos du commentateur qui assure qu’elle n’a “jamais affronté d’hommes.”


La folie du jeu


“Le plaisir du jeu était devenu une passion, la passion une obsession, une manie, une rage frénétique”

L’incroyable obsession du jeu d’échecs, elle, est loin d’être fictive. J’ai effectué quelques recherches et trouvé qu’en effet, de nombreux joueurs professionnels ont fait preuve de troubles mentaux. Le Russe Alexandre Alekhine était mégalomane et dépressif. Wilhelm Steinitz, un joueur du XIXème siècle, se disait capable de déplacer les pièces du jeu sans les toucher, et soutenait qu’il jouait des parties contre Dieu. L’Américain Paul Morphy, lui, parlait à des personnes invisibles. Finalement, peut-être est-ce mieux que peu de personnes deviennent vraiment absorbées par ce jeu : nous nous contenterons d’observer leurs facultés intellectuelles et tâcherons de garder notre santé mentale à peu près intacte.



Portrait en noir et blanc de Stefan Zweig, une mèche blanche sur sa tempe gauche, un col de fourrure et portant sous son manteau une chemise à carreaux et une cravate.
Stefan Zweig (photo trouvée sur le site chadprevost.com)

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