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Photo du rédacteurPaloma de Boismorel

Philippe Geluck en vrai

En 40 ans de dessins et de pitreries médiatiques, l’humoriste a évité les deux principaux écueils de son métier : la malveillance et le politiquement correct. Covid ou non, il a accepté de tomber le masque de son personnage public et nous a reçues dans son lieu de vie et de création à Ixelles.


Philippe Geluck
Philippe Geluck © Emmanuelle Denys

Son éternelle bonne humeur est au rendez-vous. Il me salue comme une vieille connaissance, prend des nouvelles de son petit-fils qui passe par là, vérifie que mon verre soit bien rempli, caresse un chien fou lâché dans l’atelier puis s’assoit docilement pour se prêter au jeu de l’interview. Un flot irrésistible d’anecdotes amusantes menace à chaque instant de me faire perdre le fil de l’interrogatoire. Depuis le début de l’entretien une question m’obsède : qu’est-ce qui peut destabiliser Philippe Geluck ? J’essaye un instant de l’imaginer mélancolique. « Ça paraît con mais quand ça m’arrive je me souris dans la glace » avoue-t-il pour justifier ce peps qui l’habite même les jours gris. S’agit-il d’une solution magique ou d’une pudeur masculine ? À l’écouter se moquer gentiment de lui-même, je finirais par pencher pour une pratique assidue de l’autodérision, une forme hybride et très personnelle de la méditation. L’homme devant moi affirme être ni un clown triste, ni un forcené de l’hilarité. Il aimerait se proclamer « artiste dégagé » comme Desproges mais reconnaît que les gens et les situations le touchent. Les pouvoirs de l’engagement artistique le laissent pourtant dubitatif. « C’est vrai que la société peut basculer sur un dessin » dit-il en évoquant Charlie Hebdo mais selon lui la bascule se fait rarement dans le bon sens. Prudent, il préfère agir concrètement pour des causes humanitaires qu’il parraine ou qu’il finance directement. Pendant le confinement, il a même accepté de brider sa verve en s’interdisant l’humour noir et les dessins cruels. « Ce n’était pas le moment, tout le monde avait le moral dans les chaussettes ». Visiblement le sien est encore au beau fixe et pour longtemps.


D'où vient votre humour?

J'étais un enfant farceur, joyeux, facétieux. Ça vient clairement, de très loin. Je me souviens de mon premier gag conscient et construit. J'étais très petit et ma tante qui était norvégienne recevait une amie. Forcément, quand elles étaient toutes les deux, elles parlaient norvégien. La première fois que je les ai entendues, je me suis tourné vers mes parents et je leur ai dit « mais est ce qu'on est certains qu'elles comprennent ce qu'elles sont en train de se dire ». Ça les a fait rire, ils trouvaient que c’était un joli mot d'enfant! Mais ce n'en était pas un.


Vous aviez conscience de dire quelque chose de drôle ?

Oui, c'était en moi. Et là, je viens de voir mon petit-fils aîné Marcel. J'ai l'impression qu’on a une relation de complicité. Il adore rire. Il y a une tradition familiale parce que j'ai un grand père et un père qui étaient très drôles.



Qu’est-ce que vos parents vous ont transmis à part l’humour ?

En dehors des valeurs humanistes de solidarité, de justice sociale, de pacifisme et d'écologie dont ils étaient pétris, ils m'ont transmis un amour de la culture et des arts.


Et concrètement, comment se passait cette transmission?

Mon père nous ouvrait des livres. Il était très très curieux. C'était un autodidacte. Mes parents étaient jeunes pendant la guerre, ils n'avaient pas fait d'études longues et mon père a été en manque. Il s’est cultivé lui même de façon intensive. Il était par exemple abonné à ces publications faites par Hachette qui s'appelaient Connaissance des arts et Chefs d'oeuvre de l'art. Il y avait de très belles reproductions, il les collectionnait et puis, il achetait les reliures pour les mettre. Il n’avait pas beaucoup de moyens, mais ça, il n'y dérogeait pas. Chaque semaine, il y avait deux arrivées importantes dans la famille, c'était le Spirou pour moi et puis Chef d'oeuvre de l'art pour lui. Il nous commentait les reproductions des peintres qui le transportaient, c'est à dire plutôt Breughel, Le Greco, Rembrandt. Ça allait de la peinture classique jusqu’à la peinture moderne et l'abstraction. À cinq ans, je savais qui était Soulages et j’étais impressionné par ses œuvres. Mon père avait des goûts très tranchés. Il aimait beaucoup moins Rubens, la peinture italienne et la peinture religieuse qu’il trouvait, un petit peu écœurante en terme de chantilly. C'est lui aussi qui nous a fait découvrir Sempé, Topor, Steinberg, tous les pères fondateurs de mon envie de devenir dessinateur et humoriste, et pour mon frère de devenir graphiste.


Vous étiez donc deux garçons à la maison ?

Oui, mon frère est mon aîné de six ans et demi. Pour moi, c’était un modèle, un guide et presque un deuxième père. Ce qui, plus tard, a posé un tout petit problème puisque symboliquement on doit tuer le père à un moment pour exister. Tout va bien aujourd’hui entre nous. On s’adore, même si lui a pu ressentir bizarrement le fait que je m’émancipe artistiquement. On en a parlé et on a décrypté tout le processus.


Vous venez d'une famille où l’on arrive à désamorcer les problèmes en parlant?

Oui, je crois. On n'avait pas la télé, par exemple. Ce qui porte à parler.


C’était un choix délibéré de vos parents?

C'était économique parce que ça coûtait cher et puis, ils avaient le sentiment que ça allait être un instrument anti culturel, ce que c'est devenu beaucoup plus tard. Ils ont tout de même craqué à un moment, je crois que j'avais 14 ans. Ils avaient acheté la toute petite télé Sony en noir et blanc avec une seule chaîne et pas toujours une très bonne image. Et là de nouveau, on y regardait plutôt le concours Reine Elisabeth et les conférences d’Henri Guillemin, qui, à la façon de Franck Ferrand, racontait l'Histoire face caméra sans le moindre décor. Ça durait 50 minutes et on se sentait un tout petit peu plus malin en éteignant la télé.


Et quand la TV était éteinte ?

Il y avait toujours des crayons, des pinceaux et du papier à la maison, on était encouragés à dessiner. Mes premiers dessins humoristiques étaient plutôt très bien reçus par mon père. Il me disait « tu as vraiment quelque chose et il ne faut pas lâcher ça, il faut travailler. »


Était-il objectif ?

Oui, évidemment. Il n'aurait pas fait de concession à une quelconque complaisance en disant « mon fils c'est le meilleur ». Il était exigeant tout en sachant reconnaître les vraies qualités d'un travail. Ce qui est très touchant, c'est qu’après sa disparition, on a retrouvé des gros classeurs d’échantillons de papier-peints dans lesquels il avait découpé et collé tous mes dessins parus dans Le Soir. Il y avait aussi des cartons avec toutes les critiques de mes apparitions au théâtre et de mes bouquins, une espèce de revue de presse qu'il avait découpée, classée et collée année par année.


D'où vous vient cette incroyable confiance en vous ?

Comme tout créateur, je ne peux jamais être certain de savoir, non pas si ça va plaire, mais si ça va être bien. Même si je mets évidemment toute mon énergie à ce que ça le soit. Disons qu'il y a deux encriers dans mon parcours, il y a celui de la chose dessinée, peinte, sculptée, écrite où là, je peux jusqu'au dernier moment, changer une virgule, changer un mot. Et puis, il y a la partie improvisée, notamment sur des plateaux de télé ou à des émissions de radio. Peut être effectivement que la pratique me donne de l'aisance et que le succès me donne de l'assurance mais par exemple, chez Drucker la première émission qu’on a enregistrée était avec Roger Hanin. Je ne savais pas où je mettais les pieds. On n'avait même pas fait une réunion de préparation. On s’était juste téléphoné et à une demi heure de l'enregistrement, je sens une espèce de trac qui monte en moi, je réalise à ce moment là l'énormité du truc. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je me suis isolé et j'ai fait un geste comme si je voulais repousser hors de moi ce qui montait. J'ai essayé de le chasser comme ça avec les mains et je me suis dit devant le miroir : « Tu ne peux pas te laisser envahir par ce trac ». Ça m'a détendu et je n'ai plus jamais eu le trac sur un plateau de télé. Il y a un côté guérisseur philippin mais c’est peut-être juste de l'auto-suggestion.


Vous prépariez quand même vos émissions ?

Je n’ai jamais préparé mes émissions chez Ruquier. Il s'est toujours passé un truc, irrationnel. On s'asseyait aux places dévolues, puis le micro passait au rouge et on avait tout de suite la banane. C'est de l'amitié pur jus, de la complicité. C'est magique comme une rencontre amoureuse. Il y a des gens avec lesquels il y a une espèce d'adrénaline comme ça. Je n'ai jamais consommé de produit euphorisant, mais c'est un peu le même phénomène. Concernant les émissions avec Drucker, j'en ai fait plus de 200 mais ça n'a jamais été facile. Je m’obligeais à ne préparer cette émission-là que le matin même de l'enregistrement. Je me mettais à 9 heures à ma table pour écrire ma lettre, préparer mes questions, faire mon dessin et je devais tout avoir terminé à 15-16 heures. Après, je me rendais au studio. Pour le Jeu des dictionnaires et La semaine infernale en Belgique, je faisais la même chose. On enregistrait le jeudi soir et j'écrivais tout dans la journée précédente. Mon ami Juan d’Oultremont, par exemple, me disait que le lendemain, il commençait à préparer la semaine suivante. Moi, je ne voulais pas parce que je me serais angoissé, j'aurais sans doute été obnubilé par cette échéance en me disant « Ouh la la plus que cinq jours, plus que quatre, plus que trois… ». Et ça aurait pourri ma semaine, tandis que là, je me mettais au pied du mur. J’y suis toujours arrivé. J'ai la chance de travailler vite, tant dans l'écriture que dans le dessin.



Philippe Geluck
Philippe Geluck © Emmanuelle Denys

Comment faites vous pour surmonter les doutes concernant votre travail publié ?

Alors là, c'est très différent parce que je peux être le spectateur et le critique de mon propre travail. Si je fais un dessin, je peux savoir en le faisant si ça va être un grand cru, un dessin basique ou un dessin raté. J'ai déchiré des centaines d'esquisses et mon jugement devient de plus en plus acéré avec le temps qui passe. J'ai sans doute laissé passer au début des choses que je ne trouve plus tout à fait digne maintenant mais je les faites de bonne foi.


Quand on lit vos livres, on a l'impression que vous êtes capable d'aller très loin. Est-ce que vous vous censurez ?

Oui, évidemment. J’essaie en général d'éviter de blesser des personnes soit en situation de faiblesse, soit culturellement très éloignées de moi. J'ai pas envie de me moquer des pauvres gens, mais plutôt des gens qui ont des têtes à claques et qui en plus se montrent. Je veille à ce que tout le monde puisse avoir une clé pour rentrer dans mon idée. Je ne me suis jamais pris de vagues d'insultes ou de reproches parce que le public, je crois, a toujours compris que ce que je faisais, c'était pour rire et que parfois, si je me fais moraliste je ne veux jamais me faire moralisateur. Quand je parle moi même ou à travers le Chat, les gens ressentent quelque chose de positif et de bienveillant parce qu’au fond de moi, je suis bienveillant.


Est ce que vous ressentez cette pression qu’on appelle le politiquement correct ?

Non, honnêtement, non. Je suis moins dans les médias aussi, mais j’ai l'impression que j'arrive à continuer à pousser le bouchon. L'important est de pousser le bouchon vers la limite, même si la limite se rétrécit. J'en parle souvent avec mon ami Kröll, qui sur n'importe quel sujet au second degré se prend quotidiennement des réactions de premier degré. Je suis très très préoccupé par ça. Je pense que le second degré est en péril. Moi, je suis né dedans, c'est la base de mon métier, et je pensais qu'il était là pour toujours. Comme je pensais aussi que la démocratie était là pour toujours et que c'était enfin la solution après des millénaires de systèmes plus tordus les uns que les autres. On voit bien que ce n'est pas le cas. La pédagogie est plus que jamais nécessaire.


Quel est votre rapport au succès? Contrairement à beaucoup de gens en Belgique, vous semblez à l'aise avec ça.

Est ce que c'est dans le chef des artistes qui s'excusent d'avoir réussi ou le drôle de rapport que la Belgique peut avoir avec ses artistes et ceux qui réussissent? On a l'impression parfois que effectivement, on veut un peu vous faire payer le fait de réussir. Il y a un proverbe bruxellois que j’aime beaucoup et qui dit « le clou qui dépasse appelle le marteau » Je l'ai plusieurs fois ressenti.


Qu’est-ce qui vous rend triste ?

La seule chose qui peut me laminer, c'est la tristesse ou la souffrance de ceux que j’aime. Ça peut me flanquer par terre. Parce que là, je n'ai pas de prise, je ne peux pas me donner des claques en disant « Allez, ça va aller ». Donc j'essaie d'être présent. Il m'est arrivé de tout arrêter pour aller au secours de celui ou celle de mes proches qui avait un coup de mou. Moi, même si ça va pas, ça va quand même.


Vous avez indiqué, il y a quelques temps, que vous souhaitiez arrêter les dessins de presse et la télévision pour passer plus de temps en famille. Y êtes-vous arrivé ?

Consacrer du temps aux miens, je l'ai toujours fait. Ça a toujours été une priorité et une discipline. Je me suis toujours arrêté de travailler à 18 heures. Dans des moments plus denses, c'était 19 heures. Quand mes enfants étaient petits, ils rentraient à la maison, je dessinais mais l'atelier était ouvert et on allait taper un ballon quand ils avaient fini les devoirs. J'ai toujours réservé de longues plages de vacances, au moins un mois et demi l'été, sans compter Noël et Pâques. Et quand je suis en vacances, je suis totalement avec eux.


Interview de Paloma de Boismorel déjà parue dans le GAËL de novembre 2020 – www.gael.be



Philippe Geluck
Philippe Geluck (c) Studio Fiftyfifty

Actualité

- Le Chat déambule, (album-catalogue d’exposition) éd. Casterman.

- Exposition de 20 sculptures monumentales sur les Champs-Élysées - du 25/03 au 09/06.

- Le Chat est parmi nous (23e album), éd. Casterman.

- Exposition « Le Chat visite le Musée Soulages de Rodez » - jusqu’au 9/05/2021, une quarantaine de travaux réalisés en hommage au maître de l’Outrenoir (dessins, esquisses, toiles et objets). « Mon travail sera présenté au sein même des salles retraçant les 85 années de création de Pierre Soulages (qui fêtera ses 101 ans en décembre). C’est très impressionnant pour moi ».









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